Déambuler

 

Vos premières émotions artistiques remontent-elles à votre enfance passée en Afrique ?

 

Sans aucun doute, puisque j’ai vécu en Afrique, dès l’âge d’un mois, en Côte d’Ivoire et par la suite, au Cameroun. Très tôt, j’ai été marquée par l’importance des couleurs, mais aussi de la musique et de la danse. Les rythmes, les vibrations se ressentent de façon quotidienne dans ces pays. Comme nous vivions en brousse, la nature était omniprésente. Une nature tropicale, luxuriante dont la prolifération se retrouvera plus tard dans mes œuvres plastiques. Les premières couleurs que j’ai utilisées dans mes travaux étaient les ocres et les rouges propres au continent africain, qui peuvent faire penser parfois à des pigments. Je me souviens que lorsque j’étais enfant, on s’amusait à modeler cette terre comme de la glaise.

 

On retrouve d’ailleurs cette terre dans les masques africains. Avez-vous eu un rapport avec cette Afrique plus mythique des masques et du conte ?

 

Mon père, qui travaillait sur des barrages, a reçu de nombreux présents offerts par des chefs de tribu dont une canne toute perlée et des poteries aux coloris très vifs ou aux motifs plus ethniques. Ma culture s’est forgée auprès de ces traditions et de ces coutumes qui nous étaient en partie étrangères. Mon enfance a été africaine et tout entière bercée par ces objets qui ont constitué mon premier rapport à l’art. Mon regard d’artiste est né en Afrique.

 

La danse a aussi beaucoup compté pour vous ?

 

J’ai toujours adoré danser, que ce soit la samba, le hip hop, le makossa ou la danse orientale. J’ai d’ailleurs suivi une formation classique. Je me revois, petite, danser avec des tribus au Cameroun. Sur les chantiers où nous vivions, de nombreuses soirées étaient organisées auxquelles les enfants de nationalités différentes étaient toujours conviés. La danse plonge votre corps dans l’espace. Elle implique une rythmique et une gestuelle que l’on retrouve dans mon travail. Ce qui m’importe le plus est le contact que l’on établit avec l’autre, ce qui rejoint l’importance que j’ai toujours accordée au voyage. Danser, c’est aller à la rencontre de ses semblables et partager avec eux une commune expérience de la joie et de l’ivresse des sens !

 

 

Vos premiers dessins d’enfant s’inspiraient-ils de cet univers africain ?

 

Comme tous les enfants, je m’amusais à inventer des personnages. Mais je m’attachais surtout à donner forme à tout l’univers grouillant qui nous entourait : notre maison en préfabriqué, le fleuve qui était situé juste derrière, les animaux comme les serpents ou les singes qui constituaient notre environnement familier. Derrière notre maison se trouvait une forêt équatoriale, dense et touffue, qui me fascinait. Sans doute inspire-t-elle encore aujourd’hui mes installations dans lesquelles on peut percevoir un véritablement grouillement organique. La végétation est un motif qui m’a toujours tenu à cœur.

 

Vous avez séjourné aussi au Maghreb ?

 

Oui, en Algérie et une première fois au Maroc, où j’ai passé mon bac. J’ai vécu de façon plus intermittente en France, entre Nice et Montpellier. C’est à l’adolescence que j’ai découvert l’art moderne et contemporain, après avoir pris mes premiers cours de dessin à Douala. Mes premiers chocs esthétiques se sont sans doute produits au musée Chagall et à la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai commencé à réaliser des aquarelles.

 

Puis, vous partez à San Francisco où votre carrière va véritablement prendre son envol ?

 

J’ai continué à suivre des cours de dessin dans une école de Sausalito. L’aquarelle commencée à Montpellier avait toujours mes faveurs. Peut-être s’agissait-il d’une réminiscence africaine car cette technique n’est pas sans lien avec la terre et les couleurs. Quand on gratte une terre de Sienne, on n’est pas très éloigné de la latérite. Ce qui m’intéressait aussi dans l’aquarelle était les possibilités de transparence qu’elle offrait. Mais il faut avouer que je me sentais aussi limitée dans la gestuelle. Cette période de ma vie est surtout importante puisque c’est à San Francisco qu’ont eu lieu mes premières expositions.

 

 

Vous avez désormais posé vos bagages au Maroc ?

 

Oui, depuis une quinzaine d’années bientôt. Paradoxalement, c’est au Maroc que j’ai commencé à peindre des nus. Puis, je me suis appuyée sur d’autres supports. Avec le carton et les encollages de papier, la matière est entrée dans mon travail. J’ai participé à plusieurs manifestations, dont la Biennale de Marrakech. Plusieurs galeries ont accueilli et continuent d’accueillir mon travail. La galerie Nadar notamment, qui fut la première à avoir exposé mes nus ainsi que Mr Khalid Bendahou. Puis, des collaborations se sont nouées avec la galerie Thema à Casablanca, la galerie Abla Ababou à Rabat et la galerie Noir sur Blanc, à Marrakech. En France, je reste représentée par la galerie Loo&Lou, avec laquelle j’exposerai au Grand Palais en avril prochain, dans le cadre d’Art Paris et la galerie Marie Vitoux.

 

Pour revenir à votre parcours, la perte de votre père a constitué un moment de bascule dans votre vie, aussi bien intime qu’artistique ?

 

Tout mon travail en a été profondément bouleversé. Mon père est mort au Laos et la crémation s'est faite à l'extérieur , près de la Pagode, selon les traditions Bouddhistes, riches en symboles ( le fil et l'eau). Le lendemain, après des prières on recueille les cendres .Cette expérience douloureuse et spirituelle à la fois a été une vraie révélation. Elle m’a fait comprendre que nous avions une enveloppe charnelle qui ne se réduisait pas à l’apparence. Nous sommes surtout composés de flux et d’énergie. Je pense vraiment que nous sommes en osmose avec la nature. C’est d’ailleurs ce qui inspirera l’installation réalisée dans le Musée de la Palmeraie de Marrakech, en hommage à Leïla Alaoui. Le blanc, qui est la couleur du deuil au Maroc, est aussi intervenu à ce moment-là dans mon travail. Peut-être suis-je toujours en deuil ? Le blanc représente pour moi la réunion de toutes les couleurs, là où le noir représenterait plutôt son absence. J’aime son aspect lumineux, sa pureté aussi.

 

Le papier est devenu alors votre support privilégié ?

 

J’avais envie de volume. Les corps que je dessinais jusqu’alors ont pris de l’épaisseur avec ces multitudes de papier que j’encollais ensemble. À l’intérieur de ces papiers, je pouvais glisser des messages qui prenaient la forme de dessins ou de simples mots. Il fallait fouiller dans ces papiers pour y retrouver les intentions que j’y cachais. Puis, ces formes sont devenues des robes, des formes dansantes, presque des écumes. La végétation, si importante dans mon enfance, commençait alors à réapparaître. Petit à petit, d’autres éléments extérieurs sont venus se fondre à ces mille-feuilles de papier. C’est avec le papier que la matière et la lumière sont entrées dans mon travail. Je ne peins plus avec la peinture, mais je peins avec de la colle qui elle-même est blanche. Ces robes deviennent des modules, des formes à part entière. J’aime particulièrement jouer avec les armatures en laiton gainé qui m’inspirent beaucoup. J’utilise des papiers de textures différentes dont les nuances de blanc se mettent alors à vibrer, à l’unisson peut-être de mes désirs les plus intimes.

 

Le nu a été votre première source d’inspiration ?

 

Comme je suis sensible à la danse et à la gestuelle, je me suis très tôt tournée vers le corps et sa représentation. Mon histoire personnelle a aussi beaucoup compté. Mon propre corps était dans ces nus. Il a été amoureux. Il a été déchiré. Il s’est recroquevillé, parfois. La dimension érotique de mon travail n’est absolument pas un problème pour moi. Ayant grandi en Afrique noire, le corps ne m’a jamais posé problème. L’érotisme fait partie de la vie. Georges Bataille ne disait-il pas que l’érotisme était « une approbation de la vie jusque dans la mort ? » Le problème s’est plutôt posé au Maroc, comme nous l’évoquions tout à l’heure. Dans ces nus, j’accorde une grande importance à la sensualité du trait. Pour ce faire, j’ai recours à des matériaux fort différents allant du crayon, à l’acrylique, au pastel, à l’encre, au fusain ou au goudron, mais il m’arrive aussi d’utiliser des superpositions de papier. Selon les périodes de ma vie, la souffrance pouvait parfois prendre le dessus sur la sensualité. Certains corps ont ainsi pu apparaître dans des déchirures de papier goudronné faisant ressortir leur profonde douleur. La couleur peut aussi s’effacer pour laisser place à de véritables monochromes qui annoncent mes installations. Je ne m’embarrasse pas des détails et tends parfois à gommer certains membres comme la tête ou les bras. Dans une série, seul le pied est mis en avant, non de façon fétichiste mais pour des raisons alors symboliques. Il s’agissait pour moi, à cette période de mon existence, de vivre le moment présent, de garder un pied dans la vie !

 

Encore aujourd’hui, vous restez attachée au corps et à la représentation de l’intimité ?

 

Ma recherche actuelle est, en effet, plus axée sur l’intime. J’ai recours à des papiers très blancs dans lesquels le dessin est réalisé au crayon. Ces corps sont mélangés à mes dessins de volumes. Il faut vraiment s’approcher pour percevoir le corps et une multitude d’autres petits détails. Des choses très personnelles sont racontées sur ces cartographies du corps. La dimension érotique est plus présente, mais aussi plus pudique. Les corps ne sont plus statiques. Ils s’enchevêtrent. C’est comme une danse extatique qui serait l’expression d’un envol de l’âme et du corps amoureux. Il s’agit de donner à voir un sentiment de plénitude. Des éléments très organiques fusionnent désormais avec ces corps. Avec mes premiers nus, la représentation était beaucoup plus frontale. Aujourd’hui, mes dessins sont plus suggestifs. Des découpages de papier viennent s’encoller les uns avec les autres, créant un effet de volume particulièrement intéressant.

 

On pense parfois aux dessins érotiques de Rodin face à votre travail ?

 

J’ai aimé aussi le travail d’Egon Schiele, de Modigliani, de Klimt. Mon regard est surtout influencé par des artistes plus contemporains. Mes derniers travaux peuvent faire penser aussi à des tatouages ou à des dessins animés. J’essaye de jouer avec l’ombre et le volume. Je me focalise sur l’enveloppe charnelle beaucoup plus que sur les membres ou le visage. Petit à petit, les visages se sont effacés. Les nus donnent parfois l’impression de flotter dans le vide comme si l’environnement extérieur s’était évaporé.

 

Pour revenir à la matière du papier, vous parlez de « mille-feuilles » pour évoquer le travail ayant succédé à vos nus ?

 

Le mille-feuilles désigne un encollage de papiers acétate et de papiers wenzhou, un papier japonais translucide. Ces papiers sont séparés par de la ficelle, ce qui produit cet effet d’épaisseur et me permet d’insérer des écritures intérieures prenant la forme de papillons ou bien de fleurs. On retrouve parfois de la calligraphie arabe évoquant le jardin ou le paradis, les deux motifs étant intimement liés dans la culture arabo-musulmane. Très souvent, je déchire ces papiers pour façonner des robes ou des corps. Après les nus, il était important pour moi de quitter le support papier pour privilégier la matière. Ces œuvres s’apparentent parfois à des bas-reliefs où le blanc est prédominant. Est-ce le deuil qui m’habite encore ? Ces mille-feuilles rappellent aussi des linceuls dans lesquels le corps et la végétation fusionneraient dans une sorte de promesse d’éternité et de rédemption. J’y vois une forme d’apaisement intérieur.

 

 

Portez-vous une revendication féministe ?

 

J’aborde sans doute des problématiques liées à la condition des femmes, sans qu’elles soient pour autant frontales. Mon travail est parfois rapproché de celui de Safaa Erruas, une plasticienne marocaine que j’apprécie beaucoup par ailleurs. Mais la dimension corporelle est absente de son travail, dans lequel on retrouve cependant l’importance du blanc et de la déchirure. Dans mes robes, j’ai pu intégrer de la ficelle à laquelle j’ai donné la forme d’un grillage évoquant l’emprisonnement. Est-ce une façon de sublimer la place des femmes dans la société, notamment marocaine ? Dans l’exposition collective « Femmes et religion » à laquelle j’ai participé en 2015, j’avais intitulé mes robes « Cris de femmes » ; les mille-feuilles de papiers étaient déchirés au niveau du cœur.

 

 

Ces « mille-feuilles » vont vous conduire vers les installations ?

 

L’armature en laiton gainé va devenir un support à part entière. Je vais travailler le fil en lui donnant différentes formes. Ce sont comme des petites coques prises isolément, puis assemblées. Mes robes deviennent alors comme des corsets ou des jupons en volume, ce qui me permet d’accentuer l’opération de déchirement. Ce travail présenté dans des boîtes en plexiglas renforce la sensation d’enfermement et peut-être d’oppression. On pense à des bas-reliefs presque sculpturaux. Je dirais que j’ai quitté le cadre pour rejoindre un autre espace. En abandonnant la toile, le volume a comme explosé et m’a permis d’être plus libre dans ma création.

 

Votre première installation présentée au Musée de la Palmeraie à Marrakech en 2016 était un hommage à Leïla Alaoui.

 

L’installation intitulée sobrement « Leïla » était située à l’intérieur d’une immense pièce noire. Elle était constituée de led et d’une bande-sonore composée de gongs. Les volumes d’armatures de papier ressemblaient à des chrysalides ou des cocons qui pouvaient représenter les particules à jamais disparues d’une artiste dont les énergies vitales nous guident encore aujourd’hui. Il s’agissait de donner une sensation d’élévation qui me tient à cœur. On retrouve cette idée dans l’installation conçue pour le chœur de l’église des Célestins à Avignon dont la forme différait. Contrairement à « Leïla » qui était accrochée au mur, les spectateurs pouvaient ici tourner autour de l’œuvre qui était en suspension. Le son était aussi différent, mais les réactions du public étaient paradoxalement assez similaires. Par moments, la lumière passait à travers les vitraux et venait se réfracter sur l’installation, ce qui amplifiait sa dimension mystique. J’aime jouer avec l’architecture de l’espace en créant quelque chose de féérique et de méditatif pour le public. Ces formes sont vivantes, ce sont comme des cellules ou des formes organiques.

 

Quel type de surface est alors couverte ?

 

« Le secret des signes », ma dernière installation présentée dans l’église Saint-Paul Saint-Louis à Paris, dans le cadre de la Nuit Blanche, mesurait 8 mètres, 4 mètres au sol et 4 de hauteur. Pour réaliser ce travail monumental, l’appui de ma galerie parisienne et de la fondation Loo&Lou ont été d’un précieux secours. Le public, souvent composé d’enfants, a été très réceptif. Beaucoup de personnes tournaient autour de l’œuvre, entre curiosité et émerveillement, comme s’ils avaient été à la recherche d’un sens. La dimension sacrée des lieux ajoutait une note spirituelle que je recherche de plus en plus dans mon travail.

 

Vous menez en parallèle un travail de « cartographies » avec du papier encollé. Comment se présente-t-il ?

 

Ce sont des cartes imaginaires qui prennent comme support des cartes du monde ou tout simplement des cartes routières que j’encolle avec du papier wenzhou. Le dessin qui se surajoute à mes découpages donne naissance à des péninsules imaginaires où l’on passe d’un trait à l’autre, comme si l’on était dans un monde sans frontière. On est suspendu comme dans une vue aérienne. J’utilise une vitre ou un plexiglas qui se superpose au support et donne cette impression d’enchevêtrement et d’entremêlement. Ces « cartographies » s’inspirent de mes tracés et de mes volumes. On peut les voir aussi comme des dessins préparatoires à mes installations. Ce sont autant de recherches d’espace que je vais utiliser par la suite pour mes armatures. Comme dans la plupart des mes travaux, les formes que j’utilise sont arrondies, jamais angulaires. Ces courbes peuvent évoquer une certaine féminité, voire une franche sensualité ! Parfois, on voit poindre de la couleur. Peut-être s’agit-il de réminiscences des pays africains dans lesquels j’ai vécu.

 

Pouvez-vous nous parler de vos influences artistiques ?

 

J’aime énormément le travail d’Enrique Oliveira, qui travaille des bois, des formes végétales qui s’apparentent à des sculptures. Je pourrais aussi citer l’artiste japonaise Chiharu Shiota qui utilise, de son côté, des fils rouges et noirs pour tisser littéralement l’espace comme le ferait une toile d’araignée. La recherche et les matériaux utilisés par Anish Kapoor m’intéressent aussi beaucoup. L’approche monumentale qui est la sienne alimente mes propres réflexions. Je songe à intégrer dans mes installations l’élément du reflet qu’il utilise afin d’en démultiplier les effets.

 

Les artistes marocains vous ont-ils aussi influencé ?

 

J’aime énormément le travail de Farid Belkahia. Lui travaille la peau, moi le papier que je travaille comme un velin que je ferais résonner. Son travail peut être coloré, mais il est aussi très monochrome, dans des teintes d’ocre et de brun qui restent associées pour moi à la terre d’Afrique. Mahi Binebine m’a aussi beaucoup appris, lui dont le travail est tourné vers la souffrance de l’humain, l’enfermement et l’oppression. Je lui serai toujours gré de soutenir mon travail et de continuer à m’encourager. Mohamed Mourabiti, Mounir Fatmi et toute la jeune génération de plasticiens m’intéressent aussi beaucoup. Tous ces artistes incarnent pour moi ce que doit être un artiste dans la société. Ils véhiculent, chacun à leur manière, un message d’une grande force où je retrouve les valeurs de liberté et de pacifisme qui me sont chères. Tous ont acquis une dimension universelle qui reste pour moi le propre de toute démarche artistique. À l’heure où les religions et la politique nous divisent de plus en plus, il est important que l’art puisse tracer des ponts entre les êtres humains, nous réunir et pourquoi pas, nous réconcilier les uns avec les autres.

 

Olivier Rachet, écrivain, journaliste d’art.